Quelques réflexions sur l’expérimentation animale

Dummy 1x1Gabriel GANDOLFO
Docteur es-Sciences, docteur en neurosciences
Président de l’Association pour le Développement du Droit Animalier (ADDA)

Expérimentation animale : deux termes à la sémantique étendue, pouvant aller d’une signification extrême à une autre et recouvrant des pratiques fort différentes. Il n’y a ainsi rien de comparable entre, par exemple, des tests de cosmétiques effectués dans des appareils de contention et des observations éthologiques dans des parcs animaliers qui n’ont, au demeurant, plus rien à voir avec des zoos « à l’ancienne » avec leurs cages étriquées : dans ces parcs de plusieurs hectares (Thoiry, La Flèche, Beauval, La Barben, etc.), outre qu’ils sont des centres de préservation et de reproduction d’espèces en voie de disparition, les animaux peuvent évoluer dans de larges espaces naturels et avoir un comportement normal offert à l’observation scientifique.
Qu’est-ce qui se cache au juste derrière ce concept quelque peu fourre-tout d’expérimentation animale ?

Qu’entendons-nous par expérimentation ?
Par définition (Littré), c’est la méthode par laquelle s’acquièrent les connaissances positives dans la plupart des sciences dites justement expérimentales. Cela consiste à solliciter la production des faits que l’on veut observer afin de pouvoir parvenir à en déterminer les causes, à en comprendre le mécanisme, le mode d’action et, le cas échéant, à tenter d’y remédier. Dans le domaine du vivant (sciences de la vie), les expérimentations sont aussi nombreuses que variées. On peut distinguer trois grandes approches expérimentales dites respectivement in vivo, in vitro et in silico. Que recouvrent au juste ces expressions latinisantes ?
L’approche in vivo est holistique et considère le vivant dans son ensemble, collectivement (la vie en société par exemple) ou individuellement dans sa totalité organique. L’organisme vivant est composé de plusieurs systèmes biologiques (par définition vitaux : systèmes nerveux, endocrinien, immunitaire, émotionnel, mental) en interaction permanente et qui sont sous le contrôle du cerveau, du moins chez les êtres suffisamment évolués pour qu’il ait pu se développer progressivement (1). La perturbation d’un de ces systèmes entraîne celle des autres et ils ne peuvent donc être compris que globalement avec toutes leurs interactions respectives (par exemple le stress et les pathologies psychosomatiques qu’il peut engendrer s’il n’est pas maîtrisé ou bien l’efficacité d’un médicament et ses effets secondaires éventuels).
L’approche in vitro s’effectue sur des cellules mises en culture ou des portions de tissus organiques (encore faut-il les prélever sur le vivant). Si elle peut fournir de précieuses connaissances à l’échelle cellulaire ou moléculaire, elle est forcément réductrice dans la mesure où elle ne peut accéder aux multiples interactions entre les différents systèmes organiques et leur contrôle cérébral.
L’approche in silico relève de la modélisation mathématique, informatique ou cybernétique (2) : elle est donc probabiliste et non pas factuelle. On en a eu une illustration récente avec la modélisation de l’évolution du virus du Covid-19 et de ses variants qui, en se basant surtout sur ce type d’approche, a entraîné une gestion politique au coup par coup (d’où l’impression délétère d’hésitation voire d’incompétence et de défaillance des élites politiques et scientifiques) au fur et à mesure que les données factuelles ont pu être obtenues.
Si ces deux dernières approches sont complémentaires de l’expérimentation in vivo, elles ne peuvent donc en aucun cas s’y substituer. Par exemple, j’ai consacré une partie de ma carrière à l’étude comportementale du sommeil (3). En connaître les mécanismes neurobiologiques au moyen de l’expérimentation animale a ainsi permis de mettre au point une méthode de restauration de ce comportement préalablement perturbé (4). Il est bien évident que cela aurait été impossible par les seules approches in vivo ou in silico.

Qu’est-ce qu’un animal ?
C’est un être vivant doté de certaines qualités ou facultés qui en constituent ses attributs. Le principe d’animation consiste à animer un être, donc, par définition, à lui donner une âme (dans le sens aristotélicien du terme), autrement dit la vie, dont le concept est difficile à appréhender (5). Le vivant comprend traditionnellement deux règnes distincts : végétal et animal. Le règne animal s’étend de la bactérie à l’Homme, même si on a toujours tendance à extraire ce dernier des autres animaux (6). Mais une prise de conscience du statut que l’on doit accorder aux animaux s’est faite jour et aujourd’hui des expériences comme celles menées en leur temps d’indifférence éthique par Claude Bernard ou Pavlov (7) seraient jugées moralement répréhensibles, même si elles ont pourtant apporté des progrès indéniables dans la connaissance du fonctionnement de l’être vivant. Pour légiférer, le juriste a besoin de bornes normatives : à quel animal doit-on appliquer une loi de protection ? Par exemple, des expérimentations faites sur des vers (comme Caenorabditis elegans) ou des mouches (comme Drosophila melanogaster) de plus en plus utilisés en recherche expérimentale, ne soulèvent pas autant de réprobation émotionnelle, sinon aucune, que des expérimentations effectuées sur des Vertébrés voire des Mammifères, lesquels ont cependant tendance aujourd’hui à déserter les laboratoires, essentiellement pour des raisons plus financières qu’éthiques d’ailleurs. Le problème est de savoir où positionner le curseur dans l’échelle de l’évolution des espèces : y a-t-il des animaux qui doivent être plus « protégés » que d’autres ?
D’aucuns répondront : tous ! Ce serait alors sacraliser le vivant (6) comme le font encore de nos jours les Jaïnas : dans leur ville sainte d’Ahmedabad on peut ainsi voir les fidèles marcher en balayant devant eux pour écarter les insectes, avec un mouchoir sur la bouche pour éviter d’en avaler par mégarde et si l’ascète tombe malade, il refuse, au péril de sa vie, toute médication pour ne pas… tuer les microbes !
D’autres diront de se passer d’expérimentation animale et de faire directement les tests sur l’Homme. Prenons le cas précis de l’étude de la douleur et de la recherche pharmacologique d’antalgiques les plus efficaces possibles. La douleur est un phénomène complexe à la fois physique et psychologique : ainsi, sur une échelle du ressenti allant du désagréable à l’insupportable, certains la minimisent alors que d’autres l’accentuent. Tout médicament peut avoir des effets physiologiques secondaires néfastes sans parler des effets placebo et nocebo qui relèvent de la sphère mentale (8). Pour les premiers, seule une approche in vivo peut apporter ces informations (ce n’est pas une culture de cellules qui le permet) et l’on conçoit mal d’expérimenter directement un produit, par exemple, sur des patients en soins palliatifs au risque de transformer leur fin de vie censée être dans une forme de bien-être sédatif en un enfer de souffrances collatérales. La législation à ce propos (loi dite de Claeys-Léonetti du 2 février 2016), en tentant d’imposer des normes trop précises (le diable se niche dans les détails) est devenue difficilement applicable. La loi doit être suffisamment souple, donc révisable, pour s’adapter aux nombreuses questions soulevées par une telle problématique : c’est ainsi que l’Espagne, le Luxembourg et les Pays-Bas ont modifié leur loi sur la fin de vie et sans doute la France prochainement après la consultation citoyenne proposée pour 2023 par le Président de la République. Toujours est-il que l’on peut constater que l’expérimentation animale est donc ici une nécessité préalable à tout essai clinique.

Gardons-nous donc de toute généralisation abusive ou idéologique et ne voyons pas en tout chercheur un sadique qui sommeille ! Un animal qui souffre ou qui est stressé fausse les résultats : ce n’est certes pas le but recherché. Tout est désormais mis en œuvre pour obvier de tels écueils (6). Mais si la tendance actuelle est de contrôler rigoureusement sur le plan éthique (en évitant certains abus de réitération notamment) toute expérimentation animale in vivo, on ne pourra jamais la supprimer totalement.

Références
(1) Gandolfo G. A quoi sert le cerveau ? Petite synthèse des grandes fonctions cérébrales. Biologie-Géologie, 2004, vol.3 : p. 513 à 545.
(2) Gandolfo G. Modèle, réalité, savoir et ignorance. Biologie-Géologie, 2013, vol.2 : p.169 à 186.
(3) Gandolfo G. Mécanismes neurobiologiques du comportement veille-sommeil et de l’épilepsie : apports et perspectives d’une décennie de travaux spécifiques. Revue Scientifique et Technique de la Défense, 1990, vol.8 : p.93 à 104.
(4) Gandolfo G. et al. Transplanted raphe neurons reverse sleep deficits induced by neonatal administration of 5,7-dihydroxytryptamine. Annals of New York Academy of Sciences, 1987, vol.495: p.705 et 706.
(5) Gandolfo G. Le concept de vie: une courroie de transmission entre passé et futur. Biologie-Géologie :
Première partie : vie animée et vie mécaniste. 2018, vol.4 : p.175 à 190.
Deuxième partie : vie reproductive et vie organisée. 2019, vol.2 : p.177 à 190.
Troisième partie : vie informationnelle et vie immortelle. 2019, vol.4 : p.167 à 186.
(6) Gandolfo G. et Teboul M. L’espécisme : identité humaine et statut de l’animal. Biologie-Géologie, 2014, vol.4 :
Première partie : histoire des relations Homme-Animal, p. 153 à 174.
Seconde partie : vers un droit des animaux, p. 175 à 183.
(7) Gandolfo G. et Deschaux O. Histoire de la découverte du cerveau et de l’évolution des méthodes d’exploration. Biologie-Géologie :
Troisième partie : le temps des révolutions, 2010, vol.4 : p.171 à 192.
Quatrième partie : le triomphe du scientisme, 2011, vol.1 : p.117 à 150.
(8) Gandolfo G. Comment l’esprit influence-t-il le corps ? Biologie-Géologie, 2007, vol.3 : p.493 à 517.

 

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